in

Economie sociale : Gare aux amalgames, ne vendons pas notre âme !

Maklay62 / Pixabay

Depuis un peu plus d’un an, un mouvement de convergence souffle autour de l’Economie Sociale et Solidaire (ESS). Portés par les Etats Généraux de l’ESS, les réseaux de l’ESS se rassemblent autour de la construction d’une large campagne de mobilisation pour faire connaître et reconnaître l’économie sociale et solidaire et permette à cette économie de changer d’échelle.

Après des années de débats sur les liens existants entre économie sociale et économie solidaire, cette démarche collective, impulsée par le Labo de l’ESS et douze réseaux, constitue une nouvelle étape dans l’histoire de nos mouvements. Car bien que le terme ESS soit utilisé depuis de nombreuses années en Belgique ou au Canada, la juxtaposition des termes « sociale » et « solidaire » est encore très récente en France où jusqu’aux années 2000 il existait une séparation entre le mouvement historique de l’économie sociale se définissant à partir du statut juridique de ses organisations (associations, coopératives et mutuelles) et celui plus récent de l’économie solidaire se définissant davantage par la citoyenneté économique et l’initiative économique collective au service de finalités sociétales.

Ainsi en se lançant dans les Etats Généraux de l’ESS, les acteurs de ces deux courants ont fait preuve d’une volonté d’avancer sur ce qu’ils ont en commun plutôt que de continuer à débattre sur ce qui les séparent. Convaincus de part et d’autre qu’ils partagent un socle de valeurs communes et des convergences de points de vue sur le modèle économique qu’ils développent en opposition au capitalisme libéral dominant et que face aux excès auxquels conduit ce modèle dominant, il est urgent de promouvoir une autre économie.

Impliqué depuis le début de ce processus des Etats Généraux de l’ESS, en tant que directeur de l’APEAS, Président du MES et contributeur aux travaux du Labo de l’ESS, je peux témoigner des interrogations qui ont traversé les réseaux de l’économie solidaire, sur l’intérêt de cette démarche et les enjeux de notre implication. Car si depuis plusieurs décennies les initiatives d’économie solidaire se développent de plus en plus en France, elles se créent à partir, de l’initiative de citoyens qui pour répondre à des besoins non couverts s’organisent collectivement autour de nouvelles formes de solidarités économiques. Créées à partir de besoins locaux, ces initiatives se développent d’abord dans une logique de proximité en réponse à ces besoins et elles ne s’inscrivent pas nécessairement dans un mouvement plus large. Fortement insérées dans leur territoire, en prises avec les difficultés de concilier finalité sociale et viabilité économique, elles se consacrent essentiellement au développement de leur activité et à l’expérimentation de nouvelles pratiques. Leur implication dans l’organisation d’un mouvement et le développement d’un modèle macro-économique reste pour beaucoup de ces initiatives à la marge. Non pas qu’elles n’ont pas conscience de cette nécessité, mais parce qu’elles se concentrent sur leur utilité, elles s’attachent d’abord à développer leur efficacité à répondre aux besoins qui les ont fait naître sans perdre les valeurs qui les ont fondées.

Petit retour historique

Développant des activités économiques centrées sur une finalité sociale ou sociétale et non sur la recherche de profit, les initiatives de l’économie solidaire se retrouvent dans une logique économique hybride conciliant le marché, la redistribution et la solidarité. Elles naviguent entre échanges non marchand, marché non solvable, service d’intérêt général, innovation sociale, et se retrouvent confrontées à la nécessité de concilier initiatives privées et action publique. C’est de cette réalité qu’est apparu un double mouvement de structuration de cette démarche économique. D’un coté les initiatives solidaires ont ressenti la nécessité de se regrouper pour pouvoir échanger sur leurs expériences et se consolider grâce à la coopération et la mutualisation, ce qui a donné naissance à des formes de regroupement au niveau national comme le REAS, l’ALDEA ou le réseau REPAS par exemple, ou à des formes de regroupements territoriaux comme l’APES dans le Nord Pas de Calais, l’ADEPES en Midi Pyrénées, ou l’APEAS en PACA ou enfin à des regroupements sectoriels comme MINGA pour le commerce équitable ou l’UFISC dans le champs de la culture. Ainsi le MES incarne aujourd’hui une tentative de regroupement de ces différentes formes de structurations dont le point commun est de vouloir s’inscrire dans des formes organisationnelles qui restent au plus près de la base, dans des logiques de réseau avec le moins de strates pyramidales possibles. Favorisant des logiques participatives, elles cherchent à organiser des espaces d’échanges et de collaboration entre les membres plutôt que la gestion de la représentation. Les membres de ces organisations, citoyens militants ou usagers des structures qu’ils ont créées, sont attachés à la reconnaissance de leur particularité et à la philosophie de leur action et ils sont attentifs à ne pas perdre leur identité dans toutes formes de normalisations ou de récupérations.

En parallèle, se constitue une structuration à l’initiative des politiques publiques. Parce qu’ils reconnaissent l’intérêt d’initiatives solidaires émergeant sur leur territoire et les soutiennent financièrement : un certain nombre d’élus se battent pour faire reconnaître l’économie solidaire dans les programmes des collectivités locales. Peu à peu apparaissent des délégations et des politiques de soutien à l’économie solidaire. Cette évolution, recherchée par les acteurs, est bien sûr une avancée positive, car elle permet d’envisager la co-construction de politiques publiques et de développer de nouveaux partenariats entre collectivités publiques et acteurs privés, mais en même temps elle comporte un risque d’instrumentalisation, notamment pour des acteurs fortement dépendants des financements publics. Ainsi, la mise en place de politiques de soutien à l’économie sociale et solidaire a eu pour premier effet de contraindre les acteurs de l’économie solidaire et l’économie sociale à travailler ensemble mais surtout elle a introduit une forme d’amalgame puisqu’on parle sans distinction d’économie sociale, d’économie solidaire ou d’économie sociale et solidaire.

Mais l’amalgame ne s’arrête pas là : ESS et entrepeneuriat social 

Alors même que les acteurs de l’ESS, dans une démarche de reconnaissance mutuelle, sont encore dans l’appropriation du terme, intervient un nouveau mouvement : le mouvement des entrepreneurs sociaux (MOUVES), qui s’affirme tout autant comme appartenant à l’ESS qu’au Social Business et milite pour l’instauration d’une économie responsable, partagée par tous types d’entreprises qui se fixent une finalité sociale. Mais quels liens ou quels clivages existent entre social business et ESS ?

Si l’on en croit la définition qu’en donne le site http://www.lesocialbusiness.fr : « un social business, ou si vous préférez une « entreprise sociale », est une entreprise ! Oui, une entreprise comme toutes les autres. C’est à dire que contrairement aux associations, fondations ou autres organismes à but non lucratif dépendantes de financements extérieurs, un social business est une entité auto-suffisante financièrement qui n’a besoin de personne pour exister. Cette nouvelle forme d’activité économique a été mise sur le devant de la scène par le Prix Nobel de la Paix 2006, Muhammad Yunus, également pionnier du micro-crédit, dans le but de proposer une alternative au système actuel du tout-profit et ainsi en quelque sorte renouveler le capitalisme, en rendant à l’Homme sa place centrale. » Au delà des approximations de la définition qui soustrait d’entrée les associations du champs de l’entreprise, ce que l’on peut déjà retenir c’est que selon ce mouvement, seul compte les opérateurs économiques qui agissent sur le marché et qu’il s’agit de redonner des valeurs éthiques au marché. Si l’on va plus loin dans la découverte du social business on s’aperçoit à travers la communication d’un certain nombre de grands groupes ( Veolia, Danone, Schneider…) que le social business a pour objet de rendre le marché accessible aux plus défavorisés grâce à l’accès par exemple au micro-crédit.

Prenons pour exemple, le groupe Schneider, spécialiste mondial de la gestion de l’énergie, qui a mis en place le programme BipBop (Business, Investment and People at the Bottom of the Pyramid), basé sur trois types d’actions :

  • La formation qui permet à des milliers de jeunes défavorisés (Brésil, Afrique, Inde, etc.) de développer des compétences dans le domaine de l’électricité et de créer ainsi des partenariats locaux.
  • La création de produits adaptés aux besoins des populations désavantagées afin de fournir un accès durable à l’électricité.
  • Et enfin fournir un apport financier aux entrepreneurs locaux afin de les aider à développer des entreprises innovantes dans le domaine de l’énergie. Selon l’information délivrée sur le site du groupe : « Ce programme allie ainsi business et responsabilité en intervenant sur quatre axes principaux afin d’aider les marchés défavorisés, à savoir : former, investir, inventer de nouveaux produits et enfin développer des partenariats. Il montre l’importance de soutenir des actions locales afin d’avoir un impact sur la pauvreté. »

A la lecture de ces présentations, on peut facilement conclure que le Social Business se fixe comme objet de redonner au capitalisme un nouveau visage, consistant à intégrer la lutte contre la pauvreté comme une dimension fondamentale du modèle. Il s’appuie pour cela sur deux postulats : Il n’est supportable de s’enrichir que si l’on prend en considération les plus pauvres par la mise en place de fondations par exemples qui permettent de répondre aux besoins élémentaires (se nourrir, se loger, se soigner, éduquer, …) ou bien en leur permettant d’avoir accès au marché par le biais du micro-crédit, l’appui technique, etc plutôt que par la régulation et la redistribution. Il est préférable de faire appel à l’altruisme des plus riches et surtout au marché, car les pauvres représentent collectivement un énorme pouvoir de consommation sous réserve qu’individuellement ils puissent y accéder, d’où le nécessaire développement de produits qui leur soit spécifiquement accessible.

A l’issue de cette définition se pose clairement des points de clivage entre ESS et social business

Alors que l’ESS pose comme principe fondamental la solidarité, le social business s’inscrit dans la philanthropie, deux concepts fort louables mais qui ne renvoient pas du tout au même modèle. La solidarité est le sentiment de responsabilité et de dépendance réciproque au sein d’un groupe de personnes qui sont moralement obligées les unes par rapport aux autres. Ainsi les problèmes rencontrés par l’un ou plusieurs de ses membres concernent l’ensemble du groupe. La solidarité conduit l’homme à se comporter comme s’il était directement confronté au problème des autres, sans quoi, c’est l’avenir du groupe (donc le sien) qui pourrait être compromis. La solidarité humaine est un lien fraternel et une valeur sociale importante qui unie le destin de tous les hommes les uns aux autres. C’est une démarche humaniste qui fait prendre conscience que tous les hommes appartiennent à la même communauté d’intérêt. Sur la base de ce principe l’ESS lutte contre les inégalités, et milite pour une répartition des richesses équitable, pour un projet de société partagé et solidaire… La philanthropie est d’origine morale, à travers la compassion ou la sympathie (étymologie : « souffrir avec », en latin et en grec), le philanthrope sent entre lui et les hommes un lien qui lui rend difficile de voir souffrir les autres. C’est ce ressentiment qui le pousse à aider les autres. La philanthropie a pour conception le solidarisme libéral, chacun est libre de s’engager, d’aider l’autre, il n’y a pas de contrainte. Le philanthrope c’est le bienfaiteur. Sur la base de ce principe, il est sain que celui qui possède fasse œuvre de générosité envers ceux qui n’ont rien, on s’approche du principe de charité, une vertu qui porte à désirer et à faire le bien du prochain. La charité est un acte inspiré par l’amour du prochain, qui devient pour les théologiens un amour du prochain comme créature de Dieu. La philanthropie, comme la charité, relève donc d’un acte individuel volontaire en faveur d’autrui. Il ne s’agit plus de lutter contre les inégalités mais contre la pauvreté.

Si l’ESS s’inscrit dans une proposition de transformation du modèle économique dominant, le social business se propose lui d’en réparer les excès. D’un coté une proposition d’alternative au capitalisme, par la transformation du modèle économique, vers un modèle basé sur l’émancipation, la réciprocité, l’équité dans les échanges, l’usage plus tôt que la propriété, une volonté de réencastrement dans l’économie du marché, de la redistribution et de la réciprocité… et de l’autre une proposition de régulation du capitalisme, par une économie de réparation basée principalement sur une moralisation du marché.

Même si tous les entrepreneurs regroupés au sein du MOUVES, le mouvement des entrepreneurs sociaux, ne se revendiquent pas du Social business, ce qui rend d’ailleurs, ce mouvement difficile à cerner, tous adhèrent individuellement en tant qu’entrepreneur, or là encore cela peut apparaître comme une forme de clivage entre une vision de l’entreprise collective, où l’ensemble des parties prenantes sont associées à la gouvernance et un mouvement qui personnalise l’organisation autour de la figure de l’entrepreneur.

Alors il ne s’agit pas là de juger l’une ou l’autre de ces conceptions, les deux visant à améliorer le bien être de l’homme mais comme disait Jean François Draperi : « Entre l’économie sociale et l’entrepreneuriat social les portes sont ouvertes. Mais gardons l’idée qu’il s’agit de deux maisons bien différentes. » [1]

Et l’amalgame continue… de l’ESS à l’économie responsable

Nouveau concept émergeant, l’économie responsable s’inscrit probablement dans la continuité du concept de consommation responsable, l’économie responsable tend à vouloir responsabiliser l’ensemble des opérateurs économiques aux enjeux découlant du développement durable. Dans un contexte de crises non seulement économique mais également sociale et environnementale, l’économie responsable propose d’intégrer des critères d’évaluation de l’impact économique, social et environnementale dans les entreprises. Entre démarches qualités, Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) et autres normes iso, il s’agit de travailler sur des formes de réglementation où de contrôle, fortement imprégnées des démarches construites dans le champs de la consommation responsable ( cahiers des charges du Bio, labels du commerce équitable., normes éco-construction…). Cette démarche qui s’appuie sur le pouvoir de choisir du consommateur, évolue entre logique d’évaluation de l’utilité sociale, transmissions de méthodes et de savoirs de l’ESS, et techniques de Greenwashing [2]. Pour illustrer les risques liés à cette approche, qui peut facilement tomber dans une logique de communiquant, je voudrais juste rappeler qu’aujourd’hui plus de 80 % des produits vendus sous le label Commerce équitable sont distribués par les marques de la grande distribution dans les supermarchés. Que reste-t-il des critères à l’origine du concept ? On est revenu sur le mode de détermination du juste prix entre le producteur et l’importateur pour le réduire à un pourcentage de bonus par rapport au prix du marché. Il n’y a plus de traçabilité du produit ni de transparence sur la formation du prix de vente pour le consommateur. Au final seul le produit est « équitable », aucune information sur le reste de la filière. Que dire de l’évolution des réglementations en matière de produits biologiques. Confronter à la capacité de récupération du système capitaliste nous devons faire attention à ne pas nous enfermer dans de nouvelles formes de consumérisme. Au delà de ces démarches marketing, se mettent en place de nouvelles méthodes d’évaluation de l’utilité sociale que nos initiatives produisent, basées sur des logiques d’évaluation participative, à partir de contrat d’objectifs partagées et inscrites dans des démarches progrès, elles renforcent la contractualisation entre producteurs et consommateurs autour d’enjeux partagés.

Il me semble que la liste des amalgames autour de la notion d’ESS est loin d’être tari, mais en guise de conclusion, j’invite tous ceux qui souhaitent défendre l’ESS, à faire attention à ce qu’ils mettent sous ce terme. Les état généraux de l’ESS doivent d’abord être les états généraux de ceux qui portent les valeurs de l’ESS et les mettent en pratiques (solidarité, autonomie, équité, partage, réciprocité, participation…). Pour les autres si des alliances ou des partenariats sont possibles, ils passeront nécessairement par une clarification de ce que nous souhaitons défendre et développer ensemble. Dans tous les cas nous n’accepterons pas les tentatives de récupération.

Colloque “Trente années de monnaies sociales et complémentaires – et après ?”

Le crowdfunding vu du côté solidaire